Tu tombes, je tombe

Impossible de retrouver le titre du film d’où cette réplique est tirée. Film de pompiers (le métier hein, vous excitez pas là !) qui insistait sur le travail d’équipe. Si un des leurs était en danger et qu’un autre le secourait, ils devaient périr ou survivre ensemble. Rien que ça. Un peu excessif me direz vous surtout s’il s’agit de périr. N’empêche, je retrouve là ce que je vis au quotidien avec mes équipes. La communauté et la solidarité sans faille qu’elle nécessite.

 Nous travaillons en équipe de 3 à 6 et partons sur toute la France. Souvent pour la semaine et parfois nous enchaînons les semaines de déplacement, devenant isolés de nos bureaux pour 3 à 4 semaines. Nous sommes « sur le terrain ». La plupart du temps cela se passe dans une ambiance sympathique avec nos « hôtes », parfois les rapports sont tendus voire hostiles car nous sommes perçus comme  « l’œil de Moscou ». Nous vivons ensemble avec le lot de joies et de tensions, équipage d’un sous-marin en plongée dans un monde pas toujours paisible. J’en suis le commandant, devant prendre de temps en temps des décisions difficiles et parfois mal vécues. J’ai été à leur place il y a 10 ans et me souviens comme il était bon dans les moments délicats, conflictuels, d’avoir cette autorité au-dessus de moi qui « assumait ». Aujourd’hui c’est moi. Nous dormons ensemble (chambres séparées hein, pas de ça en mission), mangeons ensemble et parfois nous buvons plus que raisonnablement ensemble car la journée a été pénible. Nous nous engueulons sur des approches différentes des sujets mais toujours avec respect. Je n’ai jamais entendu une insulte en 10 ans (mais mon ouïe baisse). Chacun a ses soucis et tente d’en préserver les autres. Parfois le vernis craque. Et celui qui en rentrant chez lui a découvert que sa femme l’a quitté, celle toujours à découvert car victime d’achats compulsifs, celui qui n’arrive pas à avoir sa mutation, celle qui doit laisser son bébé chez ses parents car son mari aussi se déplace, celui qui aime d’un amour impossible, tout ceux là craquent un soir en buvant un peu trop ou en pleurant à table. Le groupe est là, et discrètement, avec pudeur, console. Le lendemain chacun sera à son poste et fera le job. Nos liens sont un peu ceux que l’on découvre dans le film Polisse. Et nous sommes un peu tous déjantés pour faire ce job. Les personnes lisses n’ont pas leur place parmi nous.

Tu tombes, je tombe. En entretien, nous sommes toujours à deux. On laisse aller l’autre au bout de ses questions, de son idée. Même si on la trouve très con et que l’on brûle de rebondir sur une réponse. Vieux couples, on finit par savoir ce que l’autre va demander. Parfois ça peut déraper, une question pas claire, un ton limite du collègue, une fausse piste manifeste. On se tait. On essaie de faire comprendre par un regard. On ne met pas l’autre en difficulté. Jamais. Et puis….il arrive qu’il y ait des membres qui ne jouent pas le jeu. Rapidement plus personne ne veut faire équipe avec eux. L’hostilité croit. On en a même muté pour cela. Mais parfois, c’est la personnalité fantasque du collègue qui te met en situation de déséquilibre. Et tu l’aimes quand même.

Je me souviens d’un collègue border line, D. Très gentil et sympathique. Mais fou. Il m’a valu une grosse colère et une plaie à la lèvre (en deux fois). Pour la grosse colère, j’étais son responsable bien que plus jeune et moins ancien que lui. Nous devions examiner des dossiers complexes. Avec mon intransigeance habituelle, je lui disais que c’était nul et bourré d’erreurs, une catastrophe. Mais il ne faut pas désespérer Billancourt et quand le responsable de service m’a demandé mon impression j’ai répondu qu’il y avait des erreurs mais que le sujet étant difficile, cela se comprenait. D. se tourne alors vers moi d’un air étonné et me dit : mais ce n’est pas du tout ce que tu disais tout à l’heure, tu disais que c’était nul ! J’ai vu le visage de mon interlocuteur se décomposer tout en prenant une teinte d’un joli gris (ben oui, mon avis comptait pour la suite de sa carrière) et enchaînai pour éviter un infarctus « mais enfin, tu n’as rien compris, je parlais d’un autre site ». Sur ce nous regagnâmes Paris dans un silence de plomb de ma part car j’avais peur d’être d’une brutalité sans nom si j’ouvrais la bouche.

Le même fut à l’origine du pire fou rire professionnel que j’ai eu. Nous étions avec l’équipe de direction d’une petite Cpam, je menais l’entretien quand D. voulu avoir un complément par rapport à une réponse. Et sa question fut, en gros : « oui, mais, est ce que pourquoi ? » Une question typique à la Mizrahi. Avec le même sérieux. Sauf que Mizrahi lui il fait semblant de l’être (je l’espère pour lui). Les quatre en face se regardèrent avec perplexité, s’interrogeant du regard (il demande quoi lui ?), guettant un indice sur mon visage qui commençait à présenter des spasmes de rire. Je me pinçais les cuisses et me mordais les lèvres, dans l’impossibilité de reformuler la question car je ne l’avais moi-même pas comprise et ouvrir la bouche m’aurait exposé à perdre tout sérieux. La plus téméraire demanda à mon collègue de répéter la question. D. paru étonné et reformula pendant une minute une question que je synthétiserai en : « ouis mais bon, alors ? ». Je dû me mordre au sang. J’avais des larmes de rire aux yeux. Le désespoir de nos interlocuteurs était pitoyable mais avec une dimension comique. Le Directeur qui n’avait pas dit un mot jusqu’ici se racla la gorge et répondit quelque chose qui n’avait ni queue ni tête, extrait de « La Langue de bois pour les Nuls ». D. hocha la tête, satisfait. Un profond soupir s’échappa de toutes les bouches des interlocuteurs et craignant une question encore plus fantasque, ils nous rappelèrent qu’une table était réservée et que nous ne devrions pas tarder. On ne nous achète pas comme ça ! Néanmoins pour la dignité de tous et la santé de mes lèvres, j’arrivai à articuler un « allons y ! » salvateur en jaillissant de mon siège.

Quand j’étais installé, je me suis senti bien seul dans mon cabinet. Quand je vous lis, je vois que même associé, on peut se retrouver dans la solitude voire la confrontation et l’irrespect. J’aime mon travail pour l’exigence qu’il a. Je l’aime surtout car je n’ai jamais vu ailleurs une telle solidarité d’équipe. Une attention à l’autre qui te le rend aussi important que toi. Tu tombes, je tombe.

2 réflexions sur “Tu tombes, je tombe

Laisser un commentaire