Hommage à Totor

Demain dès l’aube je partirai…

Le craquement. Les pas. Ils sont là, nombreux

Demain dès l’aube je partirai…

Devant moi, ils se tiennent, muets. Sauf lui. Le chef. C’est lui qui doit parler. Ne m’a jamais été sympathique celui-là

Demain dès l’aube je partirai…

Je me lève et m’apprête. Puisqu’ils le veulent. On ne va pas finasser. Habillons-nous simplement. La tenue n’est pas essentielle

Demain dès l’aube je partirai…

Et toi, tu me veux quoi ? Va te faire voir ailleurs mon vieux, ça ne m’intéresse pas tes discours. Moi, c’est le vin, les amis, les femmes dont il faut me causer. Le reste..

Demain dès l’aube je partirai…

Putain mais il fait beau là. C’aurait été dommage de ne pas en profiter. Ah, je vois. C’est juste là. Courte promenade alors

Demain dès l’aube je partirai…

J’ai froid. D’un coup. En plein été. Je frissonne. Pas de peur, ça j’en suis certain

Demain dès l’aube je partirai…

J’y suis. Cinq marches. Juste ces cinq marches. Pas évident de les monter. On m’aide. Pas merci. Je ne suis pas pressé d’arriver

Demain dès l’aube je partirai…

Je la vois. Elle est si petite. Etroite. Je l’imaginais massive et plus blanche. Elle est grise. Mais son bord a une teinte rouge qu’aucun nettoyage n’a su effacer.

Demain dès l’aube je partirai…

Je l’imagine glacée, lourde. Pourvu qu’elle le soit suffisamment pour œuvrer sans défaut. Dans quelques secondes elle s’abattra sur mon cou, écrasant mes os, sectionnant ces nerfs et ces tendons qui m’animaient, me tranchant, me retranchant du monde, de la..

 Ce jour dès l’aube il est parti…

 Merci à Victor Hugo d’avoir utilisé son immense talent pour ouvrir le chemin de la disparition de cette barbarie.

Merci à Robert Badinter pour avoir su y mettre fin. Définitivement.

Définitivement ?

Achicourt 1916 (Première partie)

Nommé à Arras ! Je n’en connais rien de cette ville moi. Je savais que c’était là-haut, dans le froid et le gris, la pluie et le deuil. C’est le Pas de Calais. Enfant j’avais un puzzle de la France en département. Mon chien avait rongé et rogné fortement ce département. Signe du destin ? dans ce cas, mieux aurait valu que la pauvre bête jette son dévolu sur les Alpes Maritimes. Terrible manque de flair pour un chien.

 Arras donc ! Et sa banlieue dont je m’approprie les noms. Parmi eux, celui d’Achicourt m’est familier. Je pense tout d’abord l’avoir rencontré dans ma lecture d’ « Orages d’acier » d’Ernst Junger. Ce roman largement auto biographique décrit ses combats autour d’Arras pendant la première guerre mondiale. Mais la véritable réponse m’est apparue un jour où je rangeais des archives familiales. Une photo d’une scène militaire glissa de la pile. Des officiers posaient dans un décor de campement. Une légende manuscrite : « Moi et mes camarades Achicourt 1916 ». L’écriture était celle d’un des trois frères.

 Ils étaient trois frères vivant au bout du promontoire sacré, autre nom du Cap Corse. Ils vivaient dans le Palazzu que leur grand-père avait fait bâtir avec un argent d’origine parfois douteuse. Les trois frères étaient tous frais émoulus de l’école normale. Des instituteurs corses, comme leur père. Ils sont partis à la guerre, là-haut. Ils n’ont été que deux à revenir.

 Ce jour de rangement, j’étais dans le Palazzu. Là aussi régnait une ambiance de guerre car mes grands-parents avaient dû quitter précipitamment leur maison pour aller mourir sur le continent. Leur vie était étalée, éparpillée, vandalisée par plusieurs cambriolages, cette grande bâtisse étant livrée aux vents, aux rats, aux rôdeurs. Nous triions les nombreuses boites de médicaments, béquilles de leur vieillesse, des exemplaires du Chasseur Français des années 20, des sciences et avenirs des années 50 décrivant un an 2000 plein de promesses non advenues. Surtout, nous cherchions les écrits. Le journal du grand oncle curé avec ses nombreuses demandes de dispense au Pape pour marier les jeunes gens du pays, bien sur, tous cousins. Ses écrits plein d’humour. Nous trouvions le journal de bord du bâtisseur du Palazzu, parti au bout du monde matelot inculte et revenu armateur. Dans la cuisine la boite des faire parts. Ceux des anciens comportaient le panégyrique du disparu, version écrite du Lamentu funèbre. Par terre, une lettre bordée de noir que je crois tombée de la boite. Je la ramasse et la lit. C’est une lettre d’amour. La plus belle que j’ai pu lire de toute ma vie. Celle que je n’aurai jamais le bonheur d’écrire ou de recevoir. Celle qui justifie toute la vie d’un homme ou d’une femme. Elle a été écrite à Achicourt pendant la guerre. A l’officier de la carte postale. C’était la correspondance d’une femme de là-haut, mariée, qui disait toute sa passion à un des trois frères. Elle revenait sur cette rencontre inattendue, son mari absent, l’attirance qu’elle avait ressenti devant sa beauté et sa gaieté. La passion qui en était née, à laquelle elle renonçait car il était engagé par des fiançailles en Corse. Elle voulait que cette histoire ne soit qu’une parenthèse dans la jeune vie de son amant mais lui disait que pour elle, ce serait gravé éternellement. Elle lui disait une dernière fois son amour. Je n’ai volontairement pas voulu garder cette lettre car j’étais déjà lourd de cette curiosité sacrilège. Je la reposais pour qu’elle suive son destin.

 Achicourt 1916. Les trois frères se ressemblaient tant. Lequel était ce ?

A suivre

Tu tombes, je tombe

Impossible de retrouver le titre du film d’où cette réplique est tirée. Film de pompiers (le métier hein, vous excitez pas là !) qui insistait sur le travail d’équipe. Si un des leurs était en danger et qu’un autre le secourait, ils devaient périr ou survivre ensemble. Rien que ça. Un peu excessif me direz vous surtout s’il s’agit de périr. N’empêche, je retrouve là ce que je vis au quotidien avec mes équipes. La communauté et la solidarité sans faille qu’elle nécessite.

 Nous travaillons en équipe de 3 à 6 et partons sur toute la France. Souvent pour la semaine et parfois nous enchaînons les semaines de déplacement, devenant isolés de nos bureaux pour 3 à 4 semaines. Nous sommes « sur le terrain ». La plupart du temps cela se passe dans une ambiance sympathique avec nos « hôtes », parfois les rapports sont tendus voire hostiles car nous sommes perçus comme  « l’œil de Moscou ». Nous vivons ensemble avec le lot de joies et de tensions, équipage d’un sous-marin en plongée dans un monde pas toujours paisible. J’en suis le commandant, devant prendre de temps en temps des décisions difficiles et parfois mal vécues. J’ai été à leur place il y a 10 ans et me souviens comme il était bon dans les moments délicats, conflictuels, d’avoir cette autorité au-dessus de moi qui « assumait ». Aujourd’hui c’est moi. Nous dormons ensemble (chambres séparées hein, pas de ça en mission), mangeons ensemble et parfois nous buvons plus que raisonnablement ensemble car la journée a été pénible. Nous nous engueulons sur des approches différentes des sujets mais toujours avec respect. Je n’ai jamais entendu une insulte en 10 ans (mais mon ouïe baisse). Chacun a ses soucis et tente d’en préserver les autres. Parfois le vernis craque. Et celui qui en rentrant chez lui a découvert que sa femme l’a quitté, celle toujours à découvert car victime d’achats compulsifs, celui qui n’arrive pas à avoir sa mutation, celle qui doit laisser son bébé chez ses parents car son mari aussi se déplace, celui qui aime d’un amour impossible, tout ceux là craquent un soir en buvant un peu trop ou en pleurant à table. Le groupe est là, et discrètement, avec pudeur, console. Le lendemain chacun sera à son poste et fera le job. Nos liens sont un peu ceux que l’on découvre dans le film Polisse. Et nous sommes un peu tous déjantés pour faire ce job. Les personnes lisses n’ont pas leur place parmi nous.

Tu tombes, je tombe. En entretien, nous sommes toujours à deux. On laisse aller l’autre au bout de ses questions, de son idée. Même si on la trouve très con et que l’on brûle de rebondir sur une réponse. Vieux couples, on finit par savoir ce que l’autre va demander. Parfois ça peut déraper, une question pas claire, un ton limite du collègue, une fausse piste manifeste. On se tait. On essaie de faire comprendre par un regard. On ne met pas l’autre en difficulté. Jamais. Et puis….il arrive qu’il y ait des membres qui ne jouent pas le jeu. Rapidement plus personne ne veut faire équipe avec eux. L’hostilité croit. On en a même muté pour cela. Mais parfois, c’est la personnalité fantasque du collègue qui te met en situation de déséquilibre. Et tu l’aimes quand même.

Je me souviens d’un collègue border line, D. Très gentil et sympathique. Mais fou. Il m’a valu une grosse colère et une plaie à la lèvre (en deux fois). Pour la grosse colère, j’étais son responsable bien que plus jeune et moins ancien que lui. Nous devions examiner des dossiers complexes. Avec mon intransigeance habituelle, je lui disais que c’était nul et bourré d’erreurs, une catastrophe. Mais il ne faut pas désespérer Billancourt et quand le responsable de service m’a demandé mon impression j’ai répondu qu’il y avait des erreurs mais que le sujet étant difficile, cela se comprenait. D. se tourne alors vers moi d’un air étonné et me dit : mais ce n’est pas du tout ce que tu disais tout à l’heure, tu disais que c’était nul ! J’ai vu le visage de mon interlocuteur se décomposer tout en prenant une teinte d’un joli gris (ben oui, mon avis comptait pour la suite de sa carrière) et enchaînai pour éviter un infarctus « mais enfin, tu n’as rien compris, je parlais d’un autre site ». Sur ce nous regagnâmes Paris dans un silence de plomb de ma part car j’avais peur d’être d’une brutalité sans nom si j’ouvrais la bouche.

Le même fut à l’origine du pire fou rire professionnel que j’ai eu. Nous étions avec l’équipe de direction d’une petite Cpam, je menais l’entretien quand D. voulu avoir un complément par rapport à une réponse. Et sa question fut, en gros : « oui, mais, est ce que pourquoi ? » Une question typique à la Mizrahi. Avec le même sérieux. Sauf que Mizrahi lui il fait semblant de l’être (je l’espère pour lui). Les quatre en face se regardèrent avec perplexité, s’interrogeant du regard (il demande quoi lui ?), guettant un indice sur mon visage qui commençait à présenter des spasmes de rire. Je me pinçais les cuisses et me mordais les lèvres, dans l’impossibilité de reformuler la question car je ne l’avais moi-même pas comprise et ouvrir la bouche m’aurait exposé à perdre tout sérieux. La plus téméraire demanda à mon collègue de répéter la question. D. paru étonné et reformula pendant une minute une question que je synthétiserai en : « ouis mais bon, alors ? ». Je dû me mordre au sang. J’avais des larmes de rire aux yeux. Le désespoir de nos interlocuteurs était pitoyable mais avec une dimension comique. Le Directeur qui n’avait pas dit un mot jusqu’ici se racla la gorge et répondit quelque chose qui n’avait ni queue ni tête, extrait de « La Langue de bois pour les Nuls ». D. hocha la tête, satisfait. Un profond soupir s’échappa de toutes les bouches des interlocuteurs et craignant une question encore plus fantasque, ils nous rappelèrent qu’une table était réservée et que nous ne devrions pas tarder. On ne nous achète pas comme ça ! Néanmoins pour la dignité de tous et la santé de mes lèvres, j’arrivai à articuler un « allons y ! » salvateur en jaillissant de mon siège.

Quand j’étais installé, je me suis senti bien seul dans mon cabinet. Quand je vous lis, je vois que même associé, on peut se retrouver dans la solitude voire la confrontation et l’irrespect. J’aime mon travail pour l’exigence qu’il a. Je l’aime surtout car je n’ai jamais vu ailleurs une telle solidarité d’équipe. Une attention à l’autre qui te le rend aussi important que toi. Tu tombes, je tombe.

Moïse

Hier j’ai rencontré Moïse. Pas l’inventeur des croisières sur le Nil en panier d’osier. Un homonyme. J’ai fait sa connaissance dans le couloir du service d’hématologie où j’avais rendez-vous pour la première fois avec Hémato3 (grâce à la bienveillance de @boutonologue). Pas vraiment fait sa connaissance en fait, j’attendais qu’une des 4 secrétaires veuille cesser son pépiage pour s’occuper de moi. Moïse était juste à côté, parlant à une dame âgée qui se plaignait de ne pas y arriver. C’était un grand black d’un âge indéterminé, antillais si j’en jugeai à son accent. Le format impressionnant, il était penché sur la petite dame et commençait à l’engueuler gentiment. Mais fermement. Par des regards furtifs que je réserve d’habitude à l’étude rapide de la plastique des dames que je croise, j’essayais désespérément de lire un nom sur sa blouse et surtout une fonction. Très docte, il pouvait passer pour un confrère. Rappelé à la réalité par le réveil brutal d’une secrétaire, je cessais mon espionnage indiscret et oubliais ce géant irrité.

Je fus orienté une fois accomplies les laborieuses démarches administratives vers une salle d’attente bondée. Il ne manquait que la musique pour jouer aux chaises musicales. Le nombre de chaises scrupuleusement inférieur d’une unité au nombre de personnes (malgré les va et viens) l’aurait permis. Au bout d’une demi-heure d’attente, le géant noir pointa sa silhouette à travers la porte et nous dit : « alors, vous ne reconnaissez pas Papa ? Vous ne lui dites pas bonjour ? » Nous fûmes deux à dire « bonjour Papa ». Le géant roula des yeux, se précipita dans la salle et dit en élevant la voix : « qui a dit ça ? » J’eu alors une pensée fugace pour le héros du roman (puis film) « Le Roi d’Ecosse », jeune médecin confronté aux caprices d’Idi Amin Dada. L’impression aussi que les problèmes sanguins n’étaient plus les plus urgents. Deux petits « moi » s’élevèrent de ma bouche et de celle de mon voisin. « Ah, c’est bien ! Je suis Moïse ». Tout était dit.

Je vis un sourire tendre naître sur le visage des autres patients, manifestement plus habitués des lieux. Moïse enchaîna : « Qui veut un café, je le fais là ? ». Deux ou trois habitués levèrent le doigt. Il me fixa d’un regard interrogateur : « pas de café ? ». Je me cru presque obligé d’en commander un pour faire plaisir à Papa. Mais non. Cinq minutes après il revint avec tout ce qu’il faut et maugréa des propos indéterminés à quelqu’un sur sa capacité à sucrer son café sans sa fille. Il proposa aux autres de l’eau, ou un punch. Je dressai l’oreille et au moment où il passa la porte j’osai : « c’est sérieux le punch, pacque moi ça me dit « . Il se tourna vers moi et dit : « non, y’en a plus ». Et je me mis à rire. Gentiment. De la fantaisie de ce colosse.

Je n’ai pas compris quelle était exactement la fonction de Moïse. Je sais juste que dans cet univers affairé et glacial qu’est une consultation externe d’Hématologie, ce personnage à la fantaisie bourrue fit surgir l’Humanité rayonnante dans cette salle d’attente. Nous devenions les hôtes d’un lointain cousin qui nous recevait en maugréant mais dans le plus profond respect des lois de l’hospitalité et de ses parents.

 Merci Moïse de m’avoir aidé à affronter la suite

Picasso (peut heurter les personnes sensibles)

Je m’habille avec mon binôme pour pratiquer l’autopsie. Sauf affaire médiatisée et manifestement criminelle, nous pratiquons à la fraîche, le matin vers 8 heures avant d’aller vaquer chacun vers son activité principale. Des interventions chirurgicales l’attendent et moi, mes malades. Les gendarmes sont là. Pour eux, c’est un suicide. L’homme est monté sur le toit d’un immeuble de dix étages et a sauté. Pas de témoin. Des enfants jouaient au pied de la tour et ont failli le prendre sur la tête. On ne pense pas à tout quand on se suicide. Et probablement qu’on s’en fout un peu. Nous entrons. L’homme est allongé sur la magnifique table d’aluminium toute neuve. A propos, je réalise aujourd’hui que les cuisines de restaurant aux normes doivent aussi être en aluminium entièrement. Un rapport ? La qualité de la viande peut être.

Dès l’entrée, je suis surpris de voir le cerveau du gars dans une bassine. Mais mais, quelqu’un aurait il déjà commencé le travail ? Vu l’amour de celui-ci qu’ont mes collègues je suis un peu étonné. Le cerveau est là, magnifiquement prélevé, dans sa bassine d’aluminium (encore). Ce sont les gendarmes qui lèvent le mystère. Le gars est tombé sur la tête qui a éclaté. Ils ont trouvé le cerveau intact à 5 mètres du corps. Les enfants ont vu ça ! Je me retourne vers le corps comme pour l’engueuler (ok, c’est un peu tard et plus son souci) et je vois. Sa tête.

Imaginez une tête qui a rencontré le sol après une chute de plus de 20 mètres. Imaginez une tête sans cerveau. Une tête vide. On en trouve beaucoup au sens figuré mais là c’est une vraie. Envisagez, si je puis dire, une absence totale de visage. J’ai sous les yeux un visage déstructuré tel que Picasso a pu les peindre. Le nez est visible mais il est n’importe où. Le visage est effondré sur lui-même, un peu comme un de ces masques souples que l’on poserait sur une table. Je suis dans la totale incapacité d’imaginer seulement le visage de cet homme. Pantin désarticulé, les membres ayant pris des angulations extraordinaires que le meilleur pratiquant de yoga serait incapable d’obtenir, l’homme git sans visage humain.

L’autopsie fut rapide. Rien ne s’opposait à la thèse des gendarmes et l’alcool ingurgité a sans doute aidé à la réalisation de son morbide projet.

Cet homme a mangé. Senti. Vu, embrassé sans doute. Son visage était connu de sa famille, ses amis, des personnes qu’il côtoyait régulièrement. En se jetant de cet immeuble, il a mis fin à sa vie. Elle lui appartenait. Mais son visage est devenu une telle monstruosité que son humanité a disparu. C’était la première fois de mon activité de légiste que je n’avais pas l’impression d’avoir affaire à un homme. Que j’hésitais entre fou rire nerveux et consternation devant cette caricature. Ce que je savais, c’est que si je devais un jour choisir de mourir, je ne ferais pas ainsi. L’humanité du corps doit rester sinon la disparition est vraiment totale.

La Patauge d’or

Petit sous-titre : Hémato2 ou le malaise du niaiseux

Vous rappelez vous d’Hémato2 ? Un médecin plein de tact, de délicatesse dont vous aviez fait la connaissance . Bonne nouvelle : j’ai eu la joie de la voir en consultation ce matin. Mauvaise nouvelle : il est devenu pire. Pas méchant (le Bon Dieu ne le lui permettrait pas. Il est croyant à un point que vous n’imagineriez pas.). Il est juste….maladroit.

 Donc, au secrétariat avec à la main ma numération formule et plaquettes, bien sur, car ce sont elles les traîtresses, j’assiste à une scène où mon petit cœur bien fragilisé par les résultats chavire. Même malade, je reste Médecin Conseil. Prescription a posteriori d’un « bon de transport » (arghhhh !) par la secrétaire qui demande à l’ambulancier : je vous le fais assis ou couché ? Ben couché tiens, sont venus en ambulance ! La mamie est contente d’avoir pris la voiture à pimpon du coup elle se lève et va seule au toilettes pour arroser ça.

 J’attends mon tour et voit débouler Hémato2 tout beau dans sa blouse. Il s’approche de la salle d’attente, reste à 20 pas pour nous dire bonjour. La foule en cœur : « bonjour docteur ». Il disparaît dans une pièce puis resurgit, avance de 10 pas et : « bonjour ». La foule : « bonjour Docteur » ! La voix discordante (à qui à votre avis la voix ?) : « oui bon ben rebonjour là ». Purée il a l’air en forme pépère ce matin. Il attrape mamie pimpon et disparaît dans son bureau, me laissant à une certaine perplexité.

 Vient mon tour. Et la cérémonie débute. Il y a les Oscar, les César, les palmes et il y a une fois par an la Patauge d’Or qu’il remporte haut la main. Chaque année le type reprend à chaque fois tout le dossier, me redis « ça va ça va, on sait pas ce dont il s’agit mais ça va. Moi je préfère les lympho mais je me débrouille. Voilà voilà à l’année prochaine ». Je vous la fais courte et vous évite l’examen clinique avec la redécouverte d’une petite adénopathie axillaire et le sempiternel mais-elle-y-etait-l’anneé-passée ? Oui. Alzheimer ne facilite pas la pratique de la médecine et la prise succincte de note non plus.

Mais cette année, vilain iconoclaste, j’ai bousculé la cérémonie en tendant d’une main ferme mes résultats et en coupant son discours annuel par : « non ça ne va pas ». Et j’entame sur l’air de Paulus : « j’ai les plaquettes qui fléchissent, l’monocyte qui augmente, les granulo qui s’rebellent, ah mon Dieu qu’c’est inquiétant toutes ces anomalies, ah mon Dieu qu’c’est emmerdant que je sache pas pourquoi ». En gros, et plutôt en parlant qu’en chantant sinon pas d’été non plus.

 Raclements de gorge d’Hémato2, mouchage (j’espère qu’il va pas rencontrer trop d’aplasiques aujourd’hui). Lui, en rangeant son mouchoir à carreau : « oui oui, je comprends alors le diagnostic est probable ». Dans ma tète : « lequel, bordel ! Accouche ! » En vrai mots : « J’ai besoin que vous nommiez la maladie, ce sera plus concret ». Et il nomme, enfin.

 Leucémie Myéloïde Monocytaire Chronique. Je m’adresse maintenant à ceux qui ne sont pas professionnels de santé.

Leucémie, vous connaissez : Love story, Bobby Dierfield (un navet), et des tas d’histoires lacrymogènes. Pauvre gars vous dites-vous, il verra pas le père noël. Attendez un peu !

Myéloïde : vous fait penser au truc sucré des abeilles et vous vous dites que ça va me filer le bourdon. Ben non. Cela a trait à la moelle. Oui, celle que l’on slurpe dans le pot au feu et l’osso bucco. Ou sur un toast avec du gros sel. C’est vite écœurant le myéloïde.

Monocytaire. Je jubile, je pavoise. Je l’avais dit que cette petite brute sournoise allait me jouer des tours. Avant Hémato2. Bon, c’est un type de globule blanc. Le plus con, le plus mastoc. Et comme il ne peut rien faire seul, il demande du renfort à son copain neutrocyte. Lâche en plus !

Chronique. C’est la bonne nouvelle. Cela veut dire que ça va durer plus longtemps. Sauf si la moelle s’emballe et que cela devient aigu. Fin de l’aparté.

 Donc Hémato2 a lâché le diagnostic et se dandine sur sa chaise. Et trouve un dérivatif. « On vous a fait un caryotype ? On ne vous l’a pas fait hein. Je le fais là ». Et en avant pour un myélogramme. J’adore. Pour ceux qui n’ont jamais vécu ça, demandez à un médecin de vous en faire un. C’est fun ! Le sadique commence à m’enfoncer une aiguille dans le haut du sternum. Et me dis « oh, ça rentre facile, vous avez les os mous. Peut-être un début d’ostéoporose par ménopause ». L’air hilare, ce con. Content de sa vanne pourrie. Pas le temps de répliquer que je sens mon dos qui est tiré vers l’avant emmenant le cœur et les poumons. « J’aspire » dit il ! Ah oui, j’avais senti. Je lui dit que c’est désagréable. Me répond l’air navré. « Eh oui ! J’aspire une deuxième seringue ». Ce type me hait je crois.

 Retour au bureau, j’ose réclamer des renseignements d’un grand intérêt : peut-on soigner cela ? « Oui, chez l’enfant ! ». C’est ballot, si on déterminait l’enfance sur un critère de taille j’aurais ma chance mais pour l’âge, rien à tenter. Autre question, combien de temps me reste il à vivre ? Air goguenard ! « Mais c’est rien ça. C’est la plus gentille des leucémies ! Ça peut durer longtemps. Disons un certain temps. Allez, ce n’est pas comme si vous n’aviez rien mais c’est moins pire que d’autres ». En fait, je suis un veinard. Po-si-ti-vons. Et là, première idée de génie du gars dans la course à la Patauge d’or, m’avouer son incompétence : « en fait je préfère un autre globule donc je ne connais pas trop, je vais demander à un collègue ». Jean –Pierre, après le 50/50, j’utilise l’appel à un ami. Qui est en vacances, le bougre. Deuxième idée de génie : regarder un article sur internet. Il retrouve un article d’un copain à lui. Me le traduit à haute voix : « voilà, il a défini les critères de gravité, il y en a 6 mais apparemment vous n’êtes pas concerné ». Me méfiant de sa mémoire de poisson rouge, je lui demande de les citer : 1 er critère, bingo je l’ai, 2eme re bingo, 3eme,  cri triomphal du candidat  « ah celui là vous ne l’avez pas, c’est sur ». Bon, les suivants non plus. 2 sur 6, bon début. La Patauge se poursuit. « Oui mais ce sont des critères négatifs à l’envers ». Ok, si tu veux. Je lui demande la survie des groupes. Il poursuit la lecture de l’article. La voix diminue et devient imperceptible, un vague murmure mmmmmmummmm. « Voilà » dit il. Je demande, un tantinet sur les nerfs : « Combien ? Balancez les chiffres là ! » M’annonce alors des chiffres plutôt en mois qu’en années, assortis de l’inévitable « mais ce sont des groupes dont on ne connaît pas les critères et ce sont des statistiques et chaque cas est différent ». Pas mal pour une leucémie gentille. Les méchantes doivent se situer en jours.

 A ce moment-là, son regard s’illumine et il me dit, oh, j’ai un autre article, en chinois ! Diversion géniale qui lui vaudra la Patauge d’Or au prix d’une simili traduction personnelle en pidgin. Il décida de mettre fin aux épreuves, sa capacité d’improvisation étant aussi épuisée que ma patience. J’évoquais un probable déménagement en Ile de France pour lui extorquer le nom d’un Hémato3 compétent en monocyte. En me raccompagnant, il me demanda l’œil en coin si c’était pour bientôt. « Eté 2014 » lui répondis je. « Ah, dit il l’air soulagé. Alors je vous reverrai avant ».

 Je crois pas.

La morte qui bougeait (peut choquer les personnes sensibles)

Premier billet d’une série concernant l’activité de médecin légiste que j’ai eu pendant deux ans. J’ai décidé de commencer par le pire. Pour moi. Enfin, un des deux cas qui m’a le plus troublé. L’autre suivra bientôt. Je déconseille aux personnes sensibles de lire ces billets. Il est encore temps de refermer cette page. Si vous persistez, vous pourriez être confronté à la vision insoutenable de votre devenir.

 L’été est une saison particulière en médecine légale. C’est la saison qui pue. Une atmosphère parfois irrespirable imprègne l’Institut de Médecine Légale (IML, la morgue, quoi). Une odeur fade et acre que je reconnais encore 15 ans après. L’odeur de la chair décomposée. Pour l’envisager, essayer d’oublier en dehors du frigo un bout de viande par une forte chaleur (ok, là cela vous semble inenvisageable mais on en reparle dans un mois). Cette odeur s’accompagne de nuées de mouche. Les insectes bourdonnent dans tout le bâtiment, ils s’infiltrent, sont là. Ils sont le devenir des multiples larves qui encombrent ces corps retrouvés parfois après plusieurs jours de forte chaleur. Bref, ça schlingue, ça schmoutte, ça emboucane.

 Ce jour-là était de grande puanteur. Les gendarmes avaient trouvé dans les bois une voiture abandonnée. On ne pouvait rien voir à l’intérieur. Ils ont réussi à l’ouvrir et des milliers de mouches se sont échappées : c’est leur foultitude qui défendait toute vision. Ils m’ont confié avoir vomit à la découverte du spectacle. Ben oui, ces gens qui vous empêchent de rouler comme vous le souhaiteriez sont surtout des hommes et des femmes qui doivent se rendre parfois dans les tréfonds de l’humain. Elle (on supposait d’après les papiers mais sans certitude que c’était une femme) était déjà dans la salle d’autopsie. Je jetais un œil aux nom et prénom supposés du corps.

 Cette patiente est chiante. En 4 ans je l’ai vue deux fois (ce qui sous-entend qu’elle fréquente gyneco pour elle et pédiatre pour ses enfants) et j’ai dû traverser toute la Grandville. Cette fois, elle me demande de passer le lendemain après mes consultations pour voir son compagnon qu’elle trouve déprimé. Pas avant 20h hein, il travaille loin. Je tente de négocier un rendez-vous à mon cabinet même tardif. Ben non, ce n’est pas possible car il n’est pas au courant et elle veut que je lui parle. Eh oui jeunes confrères, ce genre de comportements existait déjà. Devant mon refus, elle raccroche mécontente. Je ne la reverrais pas. Et je perds sur le plan esthétique ; c’est une belle jeune femme qui travaille dans le domaine sportif. Celà lui vaut un corps superbe, athlétique et notamment de magnifiques grandes jambes. Sans être troublé, j’avais remarqué ses belles proportions. Mais je la trouvais pénible.

 Après m’être habillé de blouses, masque à charbon et tout le toutim, j’entrai en salle d’autopsie. Sur la table d’aluminium, une forme recroquevillée. Qui remue. Doucement, elle ondule dans une cadence lente, comme une danse macabre mais sans le caractère échevelé de la musique de Saint –Säens. Tiens, d’ailleurs, elle ne l’est pas échevelée. Sa longue chevelure est la seule partie de son corps qui reste immobile. Je m’approche et je vois.

 Elle est recouverte de milliers de larves. Des asticots. Des milliers de ça :

 Larve

 Le mouvement est dû à leur déplacement. L’ondulation est la leur, celle du rythme lent et inéluctable des insectes. Elle est fortement décomposée et aussi dévorée par les larves. Ses doigts sont des boudins dont les ongles se détachent sous la pression des asticots. Ses chairs putrides sont en lambeaux par endroits. Mais c’est elle. Certain. C’est cette magnifique femme que j’ai connue. Ce reste de corps est celui d’une femme jeune athlétique. Magnifique. Je le reconnais à la forme de ce qui reste de ses jambes. J’objecte alors à mon collègue l’impossibilité pour moi d’intervenir. En fait, je ne veux pas la toucher. La dernière fois que je l’ai fait, sa peau était chaude et vivante. Pas un amas déchiré et grouillant d’une vie animale. Il me dit qu’il n’y a pas problème légal si elle n’était plus ma patiente au moment des faits. Et comprends mon désarroi. Il fera l’autopsie et je prendrai les notes.

 L’autopsie fut brève. Il n’y avait plus grand-chose à prélever et le désir de s’affranchir de cette vision et de cette puanteur nous pressait. Les résultats montrèrent qu’elle avait ingéré l’alcool et les médicaments dont les gendarmes avaient trouvés les emballages dans la voiture. On conclut au suicide.

 Certains soirs sans sommeil, je la revois. Vivante. J’ai préféré occulter le souvenir de son corps livré à la nature. J’ai préféré oublier ce qui nous attend un jour. Que nous le souhaitions, comme elle, ou non.

Supérette

J’ai vécu mon adolescence et mon début de vie d’adulte dans une de ces tours qui jalonnent les paysages. C’était dans la banlieue ouvrière d’une grosse ville de Rhône Alpes (allez, cherchez un peu). Au pied de ma tour une supérette d’une enseigne disparue, absorbée par plus vorace. Nous allions faire les courses à Casino (là je vous aide beaucoup) mais il manquait toujours deux trois bricoles que nous allions chercher d’un coup d’ascenseur. J’y rencontrais pendant plus de 10 ans les mêmes caissières, des femmes sans âge, assez peu avenantes mais faisant partie de notre paysage. Parmi elle une femme que nous surnommions le sanglier. Elle avait un poireau sur une joue, des cheveux épais, le sourire inexistant. Nous ignorions sa vie. Elle était une des dames de la supérette, c’est tout. Ah si, un petit détail. C’était la seule que son homme venait chercher à la fermeture. Il attendait dans sa voiture, garée devant la sortie des artistes. Il avait un air rogue, voir méfiant quand nous passions vers sa voiture. Il l’attendait chaque soir en lisant son journal. Patiemment. Amoureusement aussi, sans doute.

 J’étais en 4eme année et faisais un stage d’externe aux urgences chirurgicales (oui, c’était le stage qui m’a valu le champagne gratuit). Et je vis la dame au poireau en salle d’attente. En larmes. Toute la détresse du monde se peignait sur son visage. J’allai la saluer et elle m’apprit que son mari avait été retrouvé inconscient dans son garage. Le Samu l’avait amené mais il ne se réveillait pas. J’allai aux nouvelles pour elle. Elles étaient mauvaises comme je le craignais  Le scanner montrait une inondation cérébrale. Son mari fut rapidement déclaré en état de mort clinique. Je la vis partir en larmes du pavillon après avoir accepté le prélèvement d’organes sur son mari.

 Sur le coup de minuit je fus appelé au bloc. Il fallait un externe pour « tenir les pinces » du chirurgien, c’est-à-dire, tirer fermement pendant des heures sur deux espèces de chausse pieds servant à écarter les berges de l’incision. Le chirurgien pouvait alors trifouiller à son gré. Oui mais voilà, il s’agissait d’un prélèvement des reins. Ceux du mari. Je me retrouvai donc au-dessus de cet homme que j’avais connu. Qui était allongé, mort. Le chirurgien incisait calmement puis arrivait aux reins. Tout en délicatesse il commençait à dégager les vaisseaux rénaux et les uretères. Il progressait avec une grande minutie de peur de priver le malade qui attendait ce rein de la chance d’avoir une vie meilleure. Et moi je voyais ce rein qui bientôt serait enlevé. Celui de cet homme qui attendait patiemment sa femme en lisant son journal. Plus personne ne viendrai la chercher. Ne l’embrasserai doucement quand elle montait dans la voiture avant de partir vers une soirée monotone. Mais il était là.

 Le chirurgien me dit doucement de tirer un peu sur les écarteurs. A plusieurs reprises. Je sentais mes mains lâcher prise. Une volonté de refermer cette plaie immédiatement. Peut-être reviendrait-il à lui ? La chaleur m’envahit. Bon petit soldat, je me battais pour terminer ma tâche mais la pensée des nombreuses heures qui restaient pour terminer cette intervention diminuait ma volonté. Et la vision de ce corps, ancien être de mon voisinage, me devenait insupportable. Le chirurgien remarqua ma sueur, ma pâleur qui annonçaient le malaise. « ça ne va pas ? » demanda-t-il. Je fus forcé de l’admettre. Il me dit de poser les écarteurs doucement. Beaucoup de douceurs et de gentillesse dans ces mots et ses gestes. Aucun reproche. Je suis de cette substance qui se veut coupable de ses faiblesses. Enfin je l’étais de ce temps. Le seul reproche fut celui de l’autre externe tiré de son lit pour me remplacer : le regard de celui qui est sorti de son repos et de ses rêves.

 La supérette ferma peu après et je ne revis pas la dame au poireau.

Nous sommes formés pendant nos études de médecine. Pas seulement à apprendre. Mais à être. Cette nuit-là j’appris l’humanité. Celle du mari qui se mit à exister pour moi au moment de sa mort. J’aurais dû le saluer avant. Celle de cette femme noyée de ce chagrin brutal mais acceptant le prélèvement. Celle de ce chirurgien, jeune et doué, qui sans colère comprit la situation et me soulagea. La mienne, celle d’un petit surdoué brillant et souvent cynique qui prit conscience de ses faiblesses. Et commença à les admettre.

A la semaine prochaine….

J’ai fait mes études de médecine dans une toute petite fac. Ambiance familiale et décontractée. Quand j’ai commencé, elle venait de fêter ses vingt ans et sa jeunesse était un excellent antidote au mandarinat. Les professeurs faisaient cours dans un gymnase (les jeunes du quartier qui jouaient au basket pendant les examens, c’était top !), les labos se situaient dans une ancienne école maternelle. Cela suffisait, la culture locale étant à la simplicité et détestant les prétentieux (au hasard, ceux de la métropole voisine). Donc les mandarins à grosses tête nous étaient inconnus. Sauf un.

En D1 (troisième année) nous abordions enfin les matières médicales. Dont la médecine d’urgence. De façon surprenante, le professeur ne nous faisait pas cours dans notre gymnase mais dans l’amphi de la fac de lettres qui accueille les nombreux P1. Nous étions donc une petite centaine, éparpillés, quand nous vîmes arriver le Patron. Très bel homme à la soixantaine flamboyante, il avait créé la médecine d’urgence dans cette ville. Il dirigeait le SMUR et régnait sur le pavillon d’urgence. Il arriva en uniforme de sauveur : tenue de bloc et surtout, veste en peau de mouton, négligemment jetée sur ses épaules. Il la fit valser d’un geste et entama son cours dans un silence respectueux dû à l’impression qu’il nous faisait. Nous avions un vrai Patron. Comme à Lyon ! Ou Paris ! Nous n’étions plus des bouseux. Il conclut son heure de cours par un magnifique « A la semaine prochaine ». Nous fûmes 3 ou 4 à aller lui poser une question (ben oui, j’ai toujours été fayot) pour prolonger ce moment avec le Maître.

L’homme était grand chasseur. Gibiers à plumes et gibier qu’il mettait à poil. Concernant les premiers, il était lié à une grande fortune de la ville (ben si, les bouseux ont aussi des riches !). Ils partirent le week end en Alsace pour tirer une quelconque bestiole dans l’avion de la boite. Brouillard, crash. Pas de survivant.

 La « semaine prochaine », ce fut son adjoint qui nous fit cours, avec moins de superbe et plus de chagrin.

 Ce fut la première fois que je réalisais l’impermanence fortuite des êtres. Les morts que j’avais connues étaient toutes annoncées par l’âge ou la maladie. Ceux qui partaient nous faisaient leurs adieux auparavant.

 Il nous avait dit « à la semaine prochaine ». Nous disons nous-mêmes à ceux que nous aimons mais à qui nous ne laissons pas toujours la place qu’ils attendent « une prochaine fois ». Seront-ils là, la prochaine fois ? Et moi ?

Crimes et châtiments

Trois histoires d’externat. Où l’on découvre que ceux qui deviennent des Médecins Conseils rigoureux, austères ont parfois eu une jeunesse…aventureuse. Immorale pourraient dire certain(e)s. En fait, je suis une sorte de Vidocq, mon compatriote arrageois. Tous les faits sont prescrits. Pas con le mec non plus.

 

Premier péché : Obéissance aveugle et ignorance

J’étais donc externe au pavillon d’urgence coté chirurgie. On apprend très vite les règles. Parmi celles-ci, le respect absolu de l’autorité de..l’interne ? Non. L’infirmière ? Non ! Des aides-soignantes qui avaient une place particulière du fait de leur ancienneté. Une en particulier. Sœur Marie-S (ceux qui disent Marie Salope, dehors !). Ben oui, Sœur. Pas d’autre uniforme que sa blouse orange mais c’était une vraie, en communauté et tout le tralala. Sauf qu’au PU (pavillon d’urgence), elle gueulait et jurait comme un charretier. Valait mieux être « bien avec elle ». Donc lui obéir.

Tu fais 5 points là, pas 4.

Tu mets un crin avant.

Je te fais le plâtre ! Quoi pas la peine ??? Si. Je fais. (là, ça haussait le sourcil)

Tu incises, c’est un abcès je t’apporte une lame. Moi « Oh, c’est sur ? ». Mais oui que veux-tu que ce soit imbécile !

Sur ce coup j’ai eu un doute. Oui, belle tuméfaction inguinale droite chez un homme. Chaud. Un peu inflammatoire. Non ça ne bat pas. Mais..j’ai eu un doute et j’ai commis LE crime. J’ai appelé l’interne de chir. Dans le dos de Sœur Marie S. Il est arrivé, un type pas aimable. Regard fou de la Sœur : « on s’en occupe, c’est bon ». Indifférence du gars qui ausculte le malade et me dit : tu emmènes vite cette hernie étranglée au bloc (bon diagnostic).

J’ai eu une espèce de rivière glacée qui se mit à me couler dans le dos. A l’idée du jet de merde qui aurait résulté du fameux coup de lame et en notant le regard torve de Sœur Machin qui me fit payer cela de longues semaines.

Depuis, j’ai une certaine méfiance pour ceux qui « savent, bien sûr, que voulez-vous que ce soit ».

 

Péché 2 : Corruption

Même service, autre garde de 24h. Le soir, vers 21h dans un couloir noir de monde (eh oui déjà). Une belle femme m’aborde.

Vous êtes Docteur ?

Heu, oui, enfin presque (D2 je rappelle, mais elle était très belle).

Voilà je suis très embêtée, une de mes employées a fait un malaise, elle est sur le brancard. J’ai dû m’absenter de mon affaire et on attend là. Pourriez-vous la faire passer rapidement ?

Ben madame, c’est un peu chacun son tour.

Je jetais un œil à l’employée. Elle avait un uniforme atypique. Jupe courte, chemisier sexy entrouvert. Mignonne. Moins que la patronne mais sexy. Je commençais à avoir envie de l’examiner. Merde, en fait c’était qu’une cheville !

Mais la patronne m’entraina à part.

Vous avez l’air sympathique et vous êtes mignon (à l’époque hein, mais on l’était tous). En fait je tiens un bar. Vous finissez bientôt ?

Voui madame  à minuit

Alors si vous vous occupez tout de suite de mon employée venez prendre une coupe en sortant.

Tel fut fait. Le cas fut expédié en urgence (je sens la réprobation mais oui hein bon, vous auriez fait quoi pour dépanner la petite entreprise ?). Et à minuit je me dirigeais vers le bar.

Bizarre le bar. Sombre. Lumières tamisées. Que des clients mecs. Que des employées bien court vêtues. Regard soupçonneux du barman devant le petit jeune. Assaut immédiat des demoiselles, assez familières. Puis une voix : «  laissez c’est mon petit Docteur. Donnez lui une coupe, c’est pour moi ».

Merci madame la patronne. Mon regard s’habituant à l’obscurité, je découvris une..alcôve au fond du bar avec des canapés. Elle me dit que c’était le coin relax. Et m’y entraina.

 

A la réflexion, cette entorse de cheville stade 1 nécessitait des soins immédiats. Sans remords.

 Péché 3 Vol

Je ne nommerai pas mon ami/diable qui tout au long de nos études a transformé un gentil garçon naïf et brillant en un être libidineux plus préoccupé de beuveries que de ses études. C’est aujourd’hui un praticien qui envoie ses 4 enfants dans l’école privée intégriste de notre ville d’étude. Nous avons fait tous nos stages ensemble dont celui en chirurgie orthopédique. Le PUPH était un chirurgien à la réputation internationale. C’était surtout un être d’une grande générosité et simplicité. Il te prenait les mains et d’apprenais à examiner un genou. Et à la fin de chaque semestre, il invitait son service au restaurant. Tous ! De son assistant aux agents de service. Un Seigneur

La soirée débutait bien, nous avions bien bu et mon ami diable me dit : j’ai repéré qu’il y a un bar dans l’aile déserte de la discothèque avec une petite fenêtre. Va dehors, je te fais passer une bouteille de whisky.

Il disparut dans le restaurant et je restai dans la cour. Au bout de 5 minutes, je tapais à la petite fenêtre. Elle s’ouvrit.

Vas y passe la bouteille ! dis-je.

Mais seule une main s’agitait avec force ! Violence même !

Attend attend tu vas voir ! dit la bouche au bout de la main (dans mon état je voyais les choses ainsi)

Je vis débouler le patron du restau dans la cour. J’en ai pris plein la tête. Vraiment. Puis groggy j’ai vu mon patron sortir du restau.

Merde, voilà la deuxième couche me dis-je.

Ce n’était pas un violent. En actes pacque qu’en paroles…Me rappellerai de ses cris : c’est vrai que tu voulais piquer une bouteille. Dis le si tu es un homme.

Finis par le dire. Pardon patron.

Dégage dit-il en tournant les talons.

Mon copain sorti. Il avait la tête au carré lui aussi. Le patron du restau l’avait suivi, m’avait entendu taper au carreau. La main folle était la sienne. Il était sorti me filer une tisane et au passage avait mis deux ou trois mandales au copain à la stupéfaction de tous.

Epilogue : 1) on est parti draguer à une autre soirée

                 2) les gens avaient peur de nous tellement on était déformés. Bizarrement, aucun succès ce soir là

                 3) On a mangé de la purée quelques jours

                 4) Le lendemain il fallut se rendre au service. Honteux et sanglants. Et à notre grande surprise, nous entendions le personnel murmurait c’est honteux, c’est lamentable…ce qu’on a fait à ces petits. Le chef de clinique nous arrête et nous dit que si nous voulons porter plainte, il témoignera. Et c’est, au final, d’un pas fier que nous nous sommes présentés au patron. Qui dans un grand éclat de rire nous dit : « Espèces de cons, fallait demander, je vous la payais votre bouteille ».

Il nous mit 19/20 au stage.

Oui, c’était un Seigneur.